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La nuit sauvée 

 

À l’image de l’installation qu’il a conçue pour la chapelle du Carmel, le travail d’Adrien Menu, diplômé de la villa Arson en 2016, semble suivre deux principales lignes directrices. La première pourrait être qualifiée de structurelle : manipulant des barres en acier, des parpaings et d’autres matériaux associés à l’univers du bâtiment, le jeune artiste érige des espaces dont les caractéristiques évoquent des sites industriels où se seraient développés des activités inconnues. La seconde, plus proprement sculpturale, consiste à extraire de leur champ d’usage habituel des éléments standards comme un évier, un matelas, de la bâche en plastique ou des canettes de soda qui, bien que légèrement modifiés ou greffés à d’autres supports, restent cependant facilement identifiables.  

 

Les environnements d’Adrien Menu, s’ils ne sont pas directement fonctionnels, possèdent donc quelque chose d’immanquablement familier pour quiconque aura déjà appréhendé la curieuse atmosphère d’une usine désaffectée ou d’un garage abandonné. Ce sentiment d’étrangeté ne provient généralement pas seulement du fait de l’absence humaine, renvoyant à la faillite d’une activité dont les traces resteraient pourtant manifestes, mais de la difficulté à saisir, pour les non-initiés, le sens des équipements techniques autour de soi. Pour cette raison, et malgré l’aspect relativement brut des éléments qu’il convoque, le travail de l’artiste pourrait évoquer parfois celui de Laurent Montaron, dont le traitement des technologies obsolètes en révèle tout à la fois le caractère mélancolique et l’insondable sens. Dans l’essai qu’il lui consacre, le critique d’art Michel Gauthier souligne que ses œuvres n’ont pas vocation à « abolir la frontière entre l’art et la vie. » mais qu’au contraire, « elle multiplie les signes d’un tropisme inverse, [n’ayant] pas pour mission d’éclairer, de dénuder, mais de voiler, d’enténébrer. »[1] Dans la pratique d’Adrien Menu, les éléments en place nous apparaissent communs : nous savons les reconnaître, les nommer, ou encore identifier leurs emplois antérieurs ; seulement ici, l’agencement spécifique qui leur est alloué nous fait perdre le lien entre formes et fonctions.

 

On notera alors qu’une autre caractéristique de ce travail, exprimant toujours cette irrésolution à faire se confondre l’art et la vie, consiste à agir dans le champ de la représentation. Des noyaux de fruits en plomb sont déposés dans un seau d’atelier tandis que sur le sol, un chien en résine semble s’extirper de sous une couverture. Il n’y a là aucune ambiguïté, aucune tendance exagérément naturaliste à vouloir duper le spectateur sur la nature des formes qui l’entourent. La réalisation nous met à distance de l’objet d’origine et assume une artificialité qui permet, dès lors, d’interroger leur inscription dans l’imaginaire collectif. On pourra alors faire le parallèle entre cette inclinaison matérielle et le travail opéré, au préalable de l’installation des objets, sur les cimaises blanches déterminant l’espace d’exposition de la chapelle du Carmel. Dans son essai consacré aux white cube (autrement dit, ces « cubes blancs » qui servent d’abris privilégiés à la monstration de l’art contemporain) Brian O’Doherty insiste sur le pouvoir symbolique qui émane de ces lieux spécifiques[2]. Ce blanc faussement neutre, le théoricien irlandais lui accorde d’ailleurs un statut similaire à celui des « limbes »[3], et cela afin de désigner le changement de registre dans lequel il fait basculer l’objet qui y échoue. Dévitalisé de tout usage et rendu à son rôle contemplatif ou réflexif, il se charge d’une forme d’aura. Face à la double persistance du sacré qui incorpore l’espace d’exposition à celui de l’édifice religieux, Adrien Menu questionne le conditionnement du regard en brisant la linéarité de cette surface immaculée, désormais court-circuitée par l’apparition des murs de parpaings. Il inscrit ainsi son travail dans une artificialité comparable à celle des lieux qui l’accueillent, indiquant au visiteur que ce qui est à voir ici compte davantage pour sa valeur d’événement (c’est à dire comme le surgissement d’une situation dont l’artiste contrôle l’ensemble des paramètres) que pour sa capacité à traduire littéralement un quelconque état du réel.

 

Dans un échange avec l’artiste en amont de l’écriture de ce texte, celui-ci explique qu’il envisage son travail à la manière d’un « virus silencieux (…), où circuleraient certains symptômes comme le ralenti, le retrait, l’inactivité. »[4] Le clignotement des LED, les morceaux de matières arrachés par certains moulages ou encore la diffusion des messages « indésirables », soigneusement prélevés des spams de sa boîte mail et retranscrits dans le métal, véhiculent à leurs tours cette idée d’une propagation continue de messages malades. L’installation porte ainsi en elle les stigmates d’une mécanique infectée, d’une diffusion du mal qui viendrait paralyser la productivité de machines comme englouties par une sédimentation de matières ou par la mise en veille de leur activité. Il faut alors signaler que ce travail, en assumant son besoin de représentation, finit par développer un parti-pris ouvertement politique. La présence indicielle, presque imperceptible, des corps qui parsèment l’espace d’exposition rend cette problématique plus tangible, agissant comme un contrepoint aux conséquences d’actes dérégulés exercés par la fameuse « main invisible »[5]. On se demandera alors si dans cette « nuit sauvée», où la circulation de l’information et les décisions économiques portent en elles les plaies d’une idéologie contaminée, ne résonne pas déjà la rumeur d’un monde asphyxié par sa propre exploitation.

 

Franck Balland, Mars 2018

 

[1] Michel Gauthier, Le temps du médium in Laurent Montaron, collection IAC, Villeurbanne, 2011, p.77

[2] Brian O’Doherty, White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie, JRP/Ringier, Zürich, 2008.

[3] Ibidem, p. 37

[4] Adrien Menu, février 2018

[5] Expression imaginée par l’économiste anglais Adam Smith, « la main invisible » désigne l’idée selon laquelle le marché est naturellement régulé par l’intérêt personnel de chaque individu. Dans un système libéral et capitaliste, exclusivement fondé sur le profit, cette main est devenue l’incarnation des excès des marchés, servant une masse « invisible » d’actionnaires.

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